JOSQUIN DES PRÉS

JOSQUIN DES PRÉS
JOSQUIN DES PRÉS

Josquin Des Prés (ou Desprez, ou Jodocus Pratensis, ou Jodocus a Prato, ou simplement Josquin), surnommé le «Prince de la musique» par ses contemporains, est le plus éminent représentant de l’école dite «franco-flamande» à la fin du XVe siècle. Génie universel, Josquin occupe une position d’équilibre entre Moyen Âge et Renaissance. «Il possède dans leur plénitude, écrit Jacques Chailley, tous les caractères que l’on attribue à l’une et l’autre époque.»

Il appartient, certes, au temps des humanistes, mais il conserve une spiritualité, un sens du sacré, qui le rattache aux conceptions médiévales. Il a marqué de son empreinte profonde tous les genres qu’il a abordés (messes, motets, chansons), contribuant à imposer le style «en imitation continue» qui devait prévaloir durant tout le XVIe siècle. Seul Roland de Lassus devait atteindre à pareille maîtrise.

Un clerc itinérant

Qu’il soit né dans le Hainaut, ou, comme on le pense, à Beaurevoir, près de Saint-Quentin, il reçut sa première formation à la cathédrale de cette dernière ville où il fut enfant de chœur. Il est difficile d’affirmer que Josquin fut l’élève d’Ockeghem, mais il est permis de penser qu’au moins indirectement il reçut l’enseignement de son illustre prédécesseur. De même eut-il l’occasion d’approcher Guillaume Dufay, lors d’un séjour à Cambrai.

Il serait entré en 1459 à la maîtrise du Dôme de Milan, où il resta treize ans. Le titre de biscantor , alors associé à son nom, indique qu’il s’agit d’un chanteur adulte, ce qui confirme l’hypothèse d’une date de naissance antérieure à celle que mentionnent la plupart des dictionnaires.

En 1473 (ou 1474), Josquin sert le duc Galéazzo Maria Sforza; en 1475, il écrit un Livre de musique pour la chapelle de ce prince. Cinq ans plus tard, on le trouve au service du cardinal Ascanio Sforza, frère de Ludovic le More. On le désigne souvent alors sous le pseudonyme «Josquin d’Ascanio».

De 1486 à 1494, Josquin fut chantre du pape. Une interruption de quelques mois dans le service pontifical permet de penser qu’il est bien le Josquin payé à la cour de Lorraine en 1493. Après de brefs séjours à Florence, à Modène et à Blois, à la cour de France, il est devenu maître de chapelle d’Hercule Ier d’Este, duc de Ferrare, à qui il dédie une messe et son célèbre Miserere .

Ensuite, s’il est sûr qu’il a travaillé pour Louis XII, on ne peut affirmer avec certitude qu’il ait été maître de chapelle à la cour de France. Outre le témoignage de Glarean, relatant, dans son Dodecachordon de 1547, les rapports de Josquin avec la chapelle du roi de France, il reste quatre compositions concernant Louis XII: le motet Memor esto verbi tui ; la chanson-fanfare Vive le roy ; la chanson Adieu mes amours , contenant ces vers, «Vivray-je du vent / Si l’argent du roy ne vient plus souvent?»; enfin, la composition intitulée Ludovici Regis Franciae iocosa cantio , qui comporte une voix dite «vox regis», présentant irrévérencieusement une seule et même note d’un bout à l’autre de la pièce.

Après la mort du roi, Josquin reçut un canonicat à Saint-Quentin, qu’il ne devait point garder longtemps. On retrouve sa trace aux Pays-Bas. Déjà, la chanson Plus nulz regrets , datant de 1507, célébrait l’alliance anglo-néerlandaise. Mais, grâce à la régente Marguerite d’Autriche, il obtient de l’empereur Maximilien Ier le prieuré de l’église Notre-Dame de Condé et, en 1520, il remet à Charles Quint, qui résidait alors en Flandre, Auculnes Chansons nouvelles . Il mourut à Condé-sur-l’Escaut.

L’homme et le style

La réputation de Josquin, de son vivant, était supérieure à celle des autres musiciens. Ronsard, dans sa préface au recueil Mélange de chansons , publié en 1560 (réédité en 1572), cite parmi les disciples de Josquin: Mouton, Willaert, Richafort, Janequin, Maillard, Claudin (de Sermisy), Moulu, Jaquet, Certon et Arcadelt. Le mot disciple est ambigu. Mais si tous les musiciens cités par Ronsard n’ont pas été directement élèves de Josquin, ils lui sont tous redevables de leur technique.

On cite souvent le mot de Martin Luther: «Les musiciens font ce qu’ils peuvent des notes, Josquin en fait ce qu’il veut.» L’éditeur anversois Tylman Susato l’affirme «en son temps très excellent et superéminent en sçavoir musical».

L’Italien Cosimo Bartoli écrit en 1567: «De Josquin, on peut dire qu’il fut, en musique, un monstre de la nature comme le fut en architecture, en peinture, en sculpture, notre Michelangelo Buonarroti.» En 1576, l’édition des Mélanges de Roland de Lassus porte un sonnet de J. Megnier dont nous extrayons ce vers: «Josquin aura la palme ayant été premier.»

Du style et de la technique de ses prédécesseurs – Dufay, Busnois, Ockeghem, Obrecht – Josquin a hérité une parfaite connaissance de toutes les subtilités du contrepoint, et même prolonge-t-il, en les modifiant à sa guise, certains principes issus de l’Ars nova du XIVe siècle (l’isorythmie, par exemple). Mais lors même qu’il recourt aux artifices d’écriture les plus complexes (augmentations, diminutions, récurrences, canons à l’écrevisse), il le fait avec une telle aisance qu’on oublie la technique: la polyphonie est aérée, lumineuse, élégante, et donne une singulière impression d’équilibre et de facilité.

Une autre originalité de Josquin est son art de faire valoir le sens figuratif ou affectif d’un mot dans le texte. Prend-il un texte aussi ingrat à mettre en musique que le récit évangélique de la généalogie du Christ (Liber generationis Jesu Christi ) il le vivifie par ses raffinements d’écriture ou la façon dont il jongle avec les syllabes des noms propres (tel Zorobabel). Mais ce n’est pas seulement un jeu; souvent, il perpétue ou renforce une sorte de tradition du symbolisme sonore dont le musicologue F. Feldmann a étudié les divers aspects, distinguant notamment la catabasis , les redictae et les faux-bourdons . La catabasis peut figurer musicalement une descente, un instant de recueillement (s’accompagnant d’une inclination de tête de l’officiant durant la messe), voire s’associer à l’idée de la mort. Les redictae sont des notes isolées ou des formules mélodiques de trois notes qui se répètent avec plus ou moins d’insistance. Le théoricien du XVe siècle, Johannes Tinctoris, y voyait une imitatio tubarum et campanarum . Mais la signification des redictae n’était pas limitée à l’imitation des trompettes ou des cloches. Quant aux faux-bourdons (écriture à trois voix en accords de sixtes parallèles), ils sont généralement associés au symbolisme du nombre 3 (le mystère de la Sainte-Trinité par exemple).

L’éventail d’une œuvre

Josquin a écrit une vingtaine de messes, plus de cent motets, et environ soixante-dix chansons et pièces profanes.

Une grande partie de cette production a été publiée au XVIe siècle, d’abord par le premier éditeur de l’histoire, le Vénitien Ottaviano dei Petrucci, qui réserva une place d’honneur à Josquin dans son Harmonice musices Odhecaton A , ses Canti B et C (datant respectivement de 1501, 1502 et 1503) et publia trois livres de ses messes (1502, 1505, 1514). D’autres messes parurent à Nuremberg en 1539 chez John Otto. À partir de 1540, un regain d’intérêt pour l’œuvre de Josquin est sensible chez les éditeurs Kreisten à Augsbourg, Susato à Anvers, Du Chemin, Le Roy et Ballard à Paris.

D’autre part, il existe de nombreuses copies manuscrites des œuvres de Josquin, dispersées dans les plus riches bibliothèques du monde: Berlin, Bruxelles, Florence, Londres, Paris, Rome, Vienne, Washington.

Les messes

La plupart des messes sont construites sur un cantus firmus profane ou sacré, mais il en est d’autres dont Josquin a forgé lui-même le thème en se proposant de résoudre des problèmes de contrepoint plus ou moins ardus. Josquin a assoupli l’usage du cantus firmus en tendant de plus en plus vers le style en «imitation continue», c’est-à-dire vers une répartition désormais plus équilibrée entre les diverses voix. À noter aussi une aération de la polyphonie par l’opposition de groupes de voix, le plus souvent soprano et ténor d’une part, dialoguant avec alto et basse de l’autre. Parmi les messes sur cantus firmus profane , nous citerons: la Missa «L’Homme armé» super voces musicales (la chanson de L’Homme armé , très populaire au XVe siècle, a servi de thème à une vingtaine de messes depuis Guillaume Dufay, au XVe, jusqu’à Carissimi, au XVIIe; en utilisant cette mélodie, Josquin l’a changée plusieurs fois de mode, et c’est l’application aux six gammes ecclésiastiques différentes qu’indique le titre super voces musicales ); la Missa «L’Homme armé» sexti toni (même thème, ici traité avec plus d’ampleur; les voix parcourent toute l’étendue de leur tessiture, mais si le style est plus vocal, la construction est moins savante que dans la messe précédente); la Missa Fortuna desperata sur une chanson anonyme (Josquin joue avec le thème qu’il présente de diverses façons: augmentation, diminution, retournement); la Missa «L’Amy Baudichon madame» (il s’agit ici d’une chanson populaire dont le thème peut paraître lourd, mais comme l’écrit André Pirro, «il était séduisant d’environner ce maître engourdi de figures vives et claires»; œuvre gaie évoluant dans le mode majeur); la Missa «Une musque de Buschaia» , sur une chanson basque, colportée probablement par les pèlerins de Saint-Jacques-de-Compostelle. La Missa Didadi super «N’aray-je» (titre étrange dont voici l’explication: le thème est emprunté à une chanson, N’aray-je jamais plus , d’un musicien de la cour de Bourgogne, Robert Morton; la valeur des notes de ce thème est déterminée relativement aux autres voix par les points que marquent les dés représentés sur le texte musical – Josquin sacrifie ici aux séductions de l’exercice d’arithmétique). Citons encore la Missa «Faysans regrets» , qui mêle un thème profane à une cantilène liturgique, et les deux messes composées sur des chansons d’Ockeghem, Malheur me bat et D’ung aultre amer .

Parmi les messes sur cantus liturgique, mentionnons les messes Mater patris et Ave maris stella , d’une facture assez simple, et qui peuvent passer pour des œuvres de jeunesse. Plus élaborée est la Missa De beata Virgine construite, non sur un seul thème, mais sur plusieurs cantilènes rituelles dédiées à la Vierge Marie. Ces thèmes circulent d’une voix à l’autre. André Pirro parle à ce propos de «conversation sacrée» entre les chanteurs qui semblent échanger des bénédictions. Le kyrie et le gloria sont à quatre voix, mais, à partir du credo, une cinquième voix paraît, qui imite constamment l’une des autres. Signalons en passant la Missa Gaudeamus sur un introït grégorien, avant d’arriver au chef-d’œuvre qu’est la messe Pange lingua , publiée à Nuremberg en 1539. Josquin y atteint aux sommets de son art: sans perdre de vue les thèmes générateurs, il les traite avec une grande liberté, sait en varier la présentation sans qu’un instant sa technique se fasse trop sentir et sans qu’elle nuise à l’impression générale d’intense ferveur qui se dégage de cette œuvre souveraine.

Il reste quatre messes sans thème préexistant, si ce n’est ceux que Josquin lui-même a forgés: deux messes où le calculateur transparaît sous le musicien, les messes Ad fugam et Sine nomine , et deux messes dont le thème est issu d’un jeu de «solmisation», la Missa la sol fa ré mi (traduction cocasse des mots italiens lascia fare a mi ) et la Missa Hercules dux Ferrarie dont le cantus est formé des voyelles du nom du dédicataire, ré, ut, ré, ut, ré, fa, mi, ré.

Cette dernière, l’une des plus justement célèbres de Josquin, est l’une des plus achevées. Le «ténor» choisi est rigide, mais Josquin joue précisément de cette rigidité pour construire un monument d’architecture, minutieusement agencé. Le miracle est que la beauté sensible y trouve son compte et se marie heureusement à la rigueur mathématique.

Les motets

Partant de l’agencement polyphonique de thèmes issus du plain-chant et de l’écriture à quatre voix, Josquin a peu à peu élargi le cadre du motet, donnant plus de liberté et d’indépendance au jeu des imitations, et enrichissant l’édifice sonore de voix supplémentaires, allant jusqu’aux huit voix du Lugebat David .

Parmi les motets sur le texte des psaumes, citons notamment: Cantate Domino canticum novum (Ps., XCV), Miserere (Ps., L), De profundis (Ps., CXXIX). Le plus beau et le plus développé est le Miserere à cinq voix, composé à la cour de Ferrare, construit sur un procédé déjà utilisé par Busnois dans son motet In hydraulis (pes ascendans et pes descendans , c’est-à-dire une gamme montante et descendante servant de support à l’édifice polyphonique).

Des motets évangéliques illustrent des textes des Évangiles; par exemple In principio erat Verbum (Évangile de saint Jean), Liber generationis Jesu Christi , In illo tempore stetit Jesus ... Les motets dédiés à la Vierge sont les plus nombreux: Ave Maria , Salve Regina , O Virgo prudentissima , Virgo Dei genitrix , Benedicta es coelorum Regina , Stabat mater dolorosa (construit sur le thème d’une chanson profane, «comme femme desconfortée», dont le sujet s’apparente à celui de la «mater dolorosa»).

Plus ou moins anecdotiques, sur des sujets bibliques, notons les motets consacrés au roi David: Planxit autem David , à quatre voix, et le monumental Lugebat David à huit voix, chef-d’œuvre de construction et d’expression. Enfin, mentionnons des motets de style archaïque où se retrouve, transformée, renouvelée, la vieille technique de l’isorythmie. Le plus représentatif est Huc me sydereo descendere jussit Olympo à six voix.

Les chansons

Il convient de distinguer les chansons à trois voix – probablement les plus anciennes – typiques du XVe siècle, des chansons à quatre, cinq et six voix dont la structure s’apparente à celle du motet.

L’accompagnement instrumental n’est point exclu, quoique aucune indication ne le précise, mais, dans les chansons de la maturité, le style a cappella prévaut. Dans les chansons à plus de quatre voix, beaucoup sont en forme de canon. Par exemple, la chanson Baisies moy , à six voix, présente trois canons différents: en fait, il s’agit de la superposition de deux groupes de trois voix, chacune des voix du premier groupe trouvant son imitation canonique dans le second groupe. Il faut remarquer que toutes ces chansons sont savantes, même celles dont la mélodie ou le texte ont une allure populaire (Petite camusette , Allégez moy ).

Quant aux textes, ils restent soumis aux conventions de la poésie amoureuse du XVe siècle.

Josquin Des Prés ou Deprés
V. Des Prés (Josquin).

Encyclopédie Universelle. 2012.

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